À l’heure où les protocoles DeFi et les prêteurs cryptos tombent comme une chaîne de dominos, Bruxelles accueille une foule d’enthousiastes dans le cadre de sa première Blockchain Week. La devise y apparaît forcément très belge : l’union fait la force de la tech.
Place Poelaert. Sur l’imposant parvis du Palais de justice de Bruxelles, deux femmes discutent passionnément de la DAO de Solend. Pas de doute, il se trame quelque chose d’inhabituel dans la capitale européenne. Et pour cause, se tient la toute première édition de la Brussels Blockchain Week (BBW). Un événement qui, au fil des conférences, panel, workshops, nourrit l’ambition de rapprocher les décideurs et les entrepreneurs du Web3, les technologies et le grand public. Les organisateurs appellent le public à se sentir concerné par ces progrès qui vont affecter leur façon de vivre et de travailler.
Pour l’occasion, CoinTelegraph a rencontré les deux cofondateurs de ce grand rassemblement autour des technologies décentralisées : d’un côté, Raoul Ullens, associé du fonds NOIA Capital qui investit dans les cryptoactifs et finance les start-ups de ce secteur émergent ; de l’autre, Christophe De Beukelaer, député bruxellois devenu plus tôt cette année le premier homme politique en Europe à percevoir son salaire en bitcoin. Tous deux insistent volontiers sur l’esprit collaboratif qui règne autour de cette nouvelle Week bruxelloise, avec l’implication de sponsors et d’intervenants vraiment soutenants. Entretien croisé.
Cointelegraph : Vous avez donné le coup d’envoi de la première semaine dédiée à la blockchain à Bruxelles. L’endroit grouille de VC, de devs, d’utilisateurs enthousiastes et autres curieux. Auriez-vous réussi à dédiaboliser cette industrie rendue populaire par le subversif bitcoin ?
Christophe De Beukelaer : Dans la blockchain et la crypto, comme partout ailleurs, on rencontre des extrêmes. Des personnes qui ne veulent plus d’autorité, plus d’États, plus de système bancaire. Pour nous, ce n’est pas la crypto qui va tuer l’ancien système. Ce n’est évidemment ni cette ligne-là qu’on défend politiquement ni la vision entrepreneuriale qu’on promeut avec cette Blockchain Week. Nous voyons plutôt la crypto venir se greffer et améliorer l’ancien système et l’assainir. On croit en la saine concurrence et en l’équilibrage des forces de chaque partie. Le système financier actuel manque de transparence, d’accessibilité, du partage d’informations. Il a ses avantages, on pense au pilotage en temps de crise, mais il faut essayer de profiter des atouts tout en palliant les défauts.
Raoul Ullens : Si je devais expliquer les raisons du manque d’adoption et de la réticence de certains face aux cryptos aujourd’hui, personnellement, je ne penserai pas à la spéculation ou à l’énergie. Ce qui fait vraiment peur aux dirigeants, c’est cette technologie révolutionnaire dans tous les sens du terme, censée les dézinguer. On peut comprendre leurs craintes face à cette approche conflictuelle, belliciste. Une image subversive qui dessert encore un peu l’écosystème. Mais il faut s’en désolidariser pour avancer. La majorité des acteurs de l’écosystème sont prêts à combiner. Il suffit de voir les applications de NFT et de métavers, ce ne sont pas des puristes qui exigent bitcoin ou rien.
Christophe De Beukelaer : Mais le bitcoin est monnaie nationale dans deux pays. Certes des petits pays, mais dans lesquels des multinationales doivent aujourd’hui gérer de la crypto dans leurs bilans. Ça fait effet boule de neige. Il y a désormais dans certains pays plus de personnes qui possèdent des cryptos que des actions d’entreprise. Ce n’est donc plus la question blockchain ou pas, crypto ou pas. Non, tant qu’Internet existera, tout ça existera. La vraie seule question qui nous reste maintenant, c’est : est-ce qu’on essaie de l’encadrer en créant des ponts pour faire en sorte que ça fonctionne ? Il n’y a pas d’alternative, certainement pas de vouloir rejeter ce nouveau paradigme ou de vouloir le minimiser, ça ne marchera pas.
Cointelegraph : Ce problème d’image sulfureuse des cryptos, on le doit en bonne partie aux médias, dont le dada reste bien souvent de ne s’intéresser qu’au prix. Il s’agit d’un des aspects les plus simples à relayer, car on reprend alors les concepts boursiers classiques. Ce bear market, amplifié par sa surmédiatisation sans fournir les clés d’analyse fondamentale, va-t-il démotiver les enthousiastes et freiner l’adoption ?
Raoul Ullens : En tant que venture-capitalist, on a vu des pitch decks de projets ahurissants qui rêvaient de levées de fonds à des valorisations jusqu’à 500 millions de dollars. Je pense en particulier à un jeu qui était au stade de… la petite vidéo d’animation. Ils ont réussi à lever pour cette valo. Ils n’ont pas eu ce montant-là, mais ont réussi la gonflette. Nous étions atterrés de voir ce genre de choses. Je crois que c’est très sain aujourd’hui que ça se dégonfle un peu. Des acteurs vont malheureusement disparaître, mais il est sain, pour l’adoption, la maturation de ces technologies du Web3, d’écrémer, de rééquilibrer le secteur. Comme avec la bulle .com où les valos étaient absurdes. Jusqu’il y a 6 mois encore, on pouvait dropper une collection de NFT avec 10 000 unités et lever 2 millions si on présentait bien. Un écosystème malsain n’attirera pas les masses.
Cointelegraph : Pas facile de voir le bitcoin chuter, mais tout ceci participe selon vous au processus de développement de la blockchain, de la crypto ?
Raoul Ullens : Ça fait partie du processus, oui. C’est tout à fait naturel et nécessaire. Avec un BTC à 20 000 $ l’unité en tout cas, parce que je ne sais pas ce que je dirais s’il était à 10 000. (rires)
Christophe De Beukelaer : Les utilisateurs et les investisseurs qui ont une vision long terme, qui comprennent le fonctionnement, ceux-là, ils m’envoient des messages pour m’assurer que c’est le moment d’acheter.
Raoul Ullens : Les personnes réticentes restent celles qui ne cernent pas les enjeux de la tech.
Christophe De Beukelaer : Ces hauts et ces bas du marché, ça refroidit l’opinion publique, mais c’est dommage, car le vrai sujet, ce n’est pas le cours boursier. Le vrai sujet reste les applications utiles, la création d’entreprises dédiées, et là, tous les indicateurs sont au vert.
Raoul Ullens : Dans notre initiative de Week, le cours du marché nous intéresse moins. Surtout que le grand public risque de se détourner d’une tech décentralisée, censée revenir au peuple. Or ces gens moins sensibles à la tech vendent leur bitcoin à prix bradé. Et qui les achète ? Les plus malins, les professionnels qui détiennent déjà une grande part des richesses.
Cointelegraph : Une chute saine, mais qui pique au portefeuille. Christophe, vous ne regrettez pas de percevoir votre rémunération en BTC chaque mois ?
Christophe De Beukelaer : (sourire) Non. Dans toute cette histoire de capitalisation de marché, le plus important est que celles et ceux qui détiennent la connaissance financière comprennent que le bitcoin a de l’avenir et ils investissent. Une des choses qu’on devrait apprendre dans les écoles, c’est bien de lisser son investissement. Moi, avec ma conversion, je suis le cours chaque mois. Quand le cours baisse, j’en profite quelque part. Ça lisse mon risque. Puis, je pense modestement que ce geste a permis aujourd’hui de faire bouger les lignes dans la tête d’un certain nombre de parlementaires. J’entends que mes homologues se disent « De Beukelaer, ce n’est pas un anarchiste, il n’est pas complètement débile, s’il le fait, c’est qu’il doit avoir quelque chose d’important derrière ». Modestement, ça a permis à l’étranger de mettre un peu Bruxelles sur la carte crypto, on ne connaît pas mon nom, mais ça se sait cette histoire de député belge. Il ne s’agit pas d’une recommandation financière, je ne conseille à personne de convertir son salaire en bitcoin. Ça reste un acte politique et j’ai l’impression que l’objectif est atteint.
Cointelegraph : En parlant d’initiative politique vis-à-vis de la blockchain, vous portez quel regard sur la volonté de nos décideurs, belges et européens ?
Christophe De Beukelaer : Dans l’écosystème, on sent bien le manque d’interaction avec les politiques. Les ministres ou secrétaires d’État acceptent toujours de parler dans les événements, mais ça ne se traduit jamais par des mesures concrètes au niveau des gouvernements pour faire bouger les choses. Ils n’ont pas conscience que cette technologie a vu le jour dans l’intérêt des citoyens.
Cointelegraph : Certains décideurs vous répliqueront que la cryptographie, c’est vivre caché. À raison, les cryptographes avaient prédit les évolutions d’une société numérisée où les autorités pourraient s’adonner à l’hypersurveillance voire l’hypercontrôle. On a oublié les fondamentaux démocratiques, selon vous, à cause de la spéculation, du bruit médiatique, de la complexité de cette tech ?
Raoul Ullens : L’expérience utilisateur reste compliquée en crypto. C’est inutilisable par ma mère par exemple. L’adoption se fera comme pour Internet. Quand j’avais 8 ans, je ne savais pas si j’étais sur le Web ou pas lorsque j’allais sur l’ordinateur. Tu ne sauras pas à l’avenir si tu as reçu un email, un NFT, et tu n’auras pas besoin de le savoir. C’est comme ça que les DAO, les metaverses, vont attirer, accueillir et améliorer la société. On le verra tout au long de notre Brussels Blockchain Week, on met en avant tous les cas d’usage. Que ce soit dans la démocratie, le secteur public, le secteur privé. La blockchain va du traçage de ta supply chain à la sécurisation de tes données sur DocuSign, à utiliser un token comme un outil de marketing ou de gestion de clientèle.
Article rédigé par François Remy pour Cointelegraph